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Bafouille from nowhere
27 octobre 2016

Divins neurones

 

sch00360

Aujourd’hui, j’ai eu une conversation très intéressante avec une jeune femme charmante (si elle me lit, elle profitera de ce compliment, sinon, tant pis pour elle) au sujet de la religion. D’après elle, les expériences mystiques qui touchent des milliers de gens à travers le monde seraient les indices qui inclineraient à penser que Dieu existe. Un peu comme si l’émergence, dans un être fini, de la Transcendance prouvait l’existence de l’Etre Transcendant.

 Comme vous pouvez vous en douter, je ne suis pas d’accord (si tout le monde était d’accord, où seraient les délices de la discussion ?).

Pour la convaincre de mon point de vue, je lui ai conté une expérience vécue en 2007, lorsque j’habitais Bordeaux. Comme le temps a passé depuis, et que l’acuité de ce que j’ai ressenti a passé avec lui, et puis surtout parce que je n’avais pas deux heures pour exposer mes convictions (les femmes charmantes, les moins charmantes aussi d’ailleurs, restent rarement deux heures en ma compagnie, elles ont plutôt une nette propension à la fuite), je crois lui avoir décrit maladroitement ce que j’ai vécu. Par chance, j’avais écrit une lettre à une amie quelques jours après cet événement, peut-être pour ne pas l’oublier, mais aussi pour le partager.

 Voici le texte que j’avais écrit à l’époque :

« Il existe une règle fondamentale, aussi universelle que la loi de la gravitation : après des vacances bien pourries, le temps est toujours superbe.

Cette dernière rentrée n’a pas échappé à la règle.

Ce fut un vain calvaire d’essayer de me remettre au boulot sérieusement. Alors que, têtu et renfrogné, je me tenais devant mon ordinateur afin d’y produire quelque chose qui justifierait mon salaire, le grand soleil printanier me faisait de l’œil et me disait, « Arrête de bosser, pauvre fada ! C’est bientôt l’été, les terrasses à café t’attendent, les filles seront courtes-vêtues et dorées comme des brioches, et je te caresserai le visage avec amour… »… Tout ça avec l’accent toulonnais (pour moi le soleil a toujours l’accent toulonnais).

Ne pouvant plus longtemps résister à un tel appel, je me rendis sur la terrasse d’un bar, place Peyberlan, en face de la cathédrale, où il m’arrive d’avoir mes habitudes. Le soleil tenait toutes ses promesses, je m’abandonnais à sa chaleur bienveillante, les filles avaient raccourci leurs jupes, et un parfum de vacances flottait dans l’air. Comme tout branleur digne de ce nom, je m’étais muni de mon MP3 et d’un bon bouquin.

Étant d’humeur vraiment paresseuse, j’avais laissé Epictète dans mon sac, et me contentais de déguster un café en écoutant benoîtement de la musique (Craig Armstrong, l’album « As if to nothing »). C’est avec le titre « Waltz » que ça m’est tombé dessus. J’aime bien ce morceau. C’est une sorte de musique de film, un peu sirupeuse, sur laquelle une femme récite ce qui semble être les pas d’un programme informatique. La musique est assez convenue, mais la voix de cette femme apporte une sorte d’inéluctabilité, de lancinante urgence qui rend la mélodie beaucoup plus captivante. Dès la première écoute, ce titre m’a donné l’impression qu’il décrivait la vie d’un être humain ou même sa structure ADN (va savoir pourquoi !).

De ce point de départ, il faut que tu comprennes qu’aucune des idées qui vont suivre ne sont originales, mieux encore, elles sont usées comme des espadrilles à la fin d’un été. L’aspect étonnant de cette expérience est que je n’ai pas pensé ces idées, mais que je les ai ressenties aussi sûrement que la douleur que ressent quelqu’un qui reçoit une enclume sur le pied.

Ça a commencé comme ça…

Au début, j’ai vu la masse des inconnus autour de moi m’apparaître comme un troupeau de simples mammifères. Les gens assis sur cette terrasse, ceux qui passaient sur la place, ceux qui se photographiaient devant la cathédrale, ceux qui manifestaient devant l’entrée de la mairie, tous me semblaient n’être qu’un groupe d’animaux, un groupe régi par des règles comportementales dont ils ignorent tout, mais qui doivent exister.

Mieux encore…

J’avais le point de vue d’un entomologiste penché sur une colonne de fourmis avec, en plus, une pointe de schizophrénie, puisque dans mon cas l’entomologiste aurait également la sensation d’être une des fourmis.

Puis, aussi brusquement que cette sensation était arrivée, mon cerveau changea de perspective, et chaque personne présente m’apparut avec une précision dont l’acuité m’étonne encore. Je voyais leur visage dans les moindres détails, les rides, les yeux, les expressions. Chez les « beaux » comme chez les « moins beaux », je fus ému par l’harmonie et la vie. Je sentais que derrière chacun de ces visages se cachait un destin, des liens, des émotions, des rêves, mais surtout que derrière chacun de ces visages se révélait le sentiment de son unicité. Alors que cette empathie involontaire m’envahissait peu à peu, j’eus soudain la sensation ou plutôt la certitude physique de ma propre mortalité.

Rien d’angoissant dans cette sensation…

Au contraire, une sorte de sérénité procurée par la conviction que chaque vie, par sa fragilité même, est considérable. Tous ces gens, dont j’ignorais tout, ces gens sans importance pour moi, et peut-être même pour le reste du monde, ces gens, dont l’insignifiance dans le temps et l’espace est infinie, tous ces gens sont uniques. Leur petitesse et leur brièveté, mais aussi leur singularité, font de chaque être un trésor. La fortune et la gloire ne sont rien. La tentation de laisser une trace de sa vie est une frivolité et une arrogance qui n’est, en fin de compte, qu’une illusion consolatrice, comme l’est la croyance dans l’immortalité de l’âme. Tout est voué à disparaître, Socrate, Mozart, Borges, toi, moi, les gens sur cette place, l’humanité entière, la planète et enfin l’univers. Le temps sera différent mais l’issue est certaine. Ce n’est pas dramatique, car chaque vie, la plus morne, la plus terne, porte en elle sa propre justification. Le sens de la vie, c’est la vie elle-même et rien d’autre…

 J’étais donc sur cette place, je percevais toutes ces choses, et c’est là, précisément, que j’ai senti que j’avais le cœur arraché d’amour pour tous ces inconnus, peut-être même pour l’humanité. Et si on me torturait un peu, ou si mon machisme viscéral voulait bien me lâcher la grappe un instant, j’avouerais, qu’à ce moment-là, j’avais peut-être les larmes aux yeux.

 La musique s’est arrêtée… J’ai enlevé mes écouteurs pour reprendre pied dans le monde, et je suis resté là un bon moment comme stupéfait. Ensuite, j’ai commencé à me geler le cul alors je suis rentré.

Bon, c’est vrai, il est bien possible que cette musique n’était pas totalement étrangère à cette étrange sensation, la promiscuité livresque de mon pote Epictète,  a très certainement fait le reste. Tout ou presque était dans ce livre dans mon sac. Intellectuellement rien de nouveau.

Il n’empêche… l’expérience de cette certitude quasi-physique de concepts déjà connus était, pour moi, nouvelle et déconcertante.

 Je crois que c’est cela qu’ont ressenti les gens qui ont eu une révélation religieuse. Quant j’étais adolescent, j’avais un copain, un gars comme moi, obsédé, déconneur, crétin comme on l’est à 16 ans... Un jour, le curé le persuade de jouer le rôle de Jésus pour le chemin de croix du Vendredi Saint et là, alors qu’il se balade avec une croix lourde comme un âne mort sur l’épaule, PATATRA, soudainement, il ressent l'infini amour de Dieu ! Il n’a pas tergiversé, il n’a pas traîné des pieds, il est devenu moine trappiste, ni plus ni moins.

Pas de réaction de ce genre de ma part, pas de changement significatif dans ma manière de vivre ou ma personnalité, seulement la sensation d’être un peu plus sage, d’être un peu plus en harmonie avec des choses auxquelles je croyais déjà.

Je ne crois pas avoir rendu avec ma prose laborieuse la complexité des sentiments qui m’ont traversé, transpercé serait plus exact, mais pourtant soit bien sûre que par leur intensité et leur présence, ils ont marqué mon âme d’une empreinte qui ressemble à la vérité. »

 Depuis l’écriture de ce texte, j’ai souvent pensé à ce moment. Comme je l’écrivais alors, je suis toujours persuadé d’avoir vécu une expérience « mystique ». Cette expérience ne m’a cependant pas conduit vers une conversion religieuse. La question est de savoir pourquoi.

 À la mort de Blaise Pascal, on a découvert, cousu dans les plis de son manteau, un document que l’on nomme le Mémorial. Ce texte est daté du 23 novembre 1654. Il décrit, dans une prose très hachée, une expérience mystique vécue par Pascal. Les phrases ont sans doute été écrites juste après ce moment si particulier. Elles sont courtes, parfois même ce ne sont que des mots isolés. Il commence ainsi : « Lundi 23 novembre 554. Depuis dix heures et demie du soir jusqu’à environ minuit et demie. Feu. Certitude certitude sentiment joie paix…Oubli du monde et de tout hormis Dieu…Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. Joie, joie, joie, pleurs de joie… ». Cette nuit a décidé du passage d’un Pascal mathématicien, à un Pascal théologien et apologiste de la foi chrétienne.

Le 10 novembre 1619, alors qu’il est enfermé dans sa chambre à Ulm, René Descartes connaît « une nuit d’enthousiasme » (le mot enthousiasme est à prendre au sens étimologique : entheos, l’inspiration ou la possession divine). Le « cerveau en feu », il expérimenta visions, songes et hallucinations. Son biographe écrira : « Il attribuait cette merveille à la divinité de l’enthousiasme et à la force de l’imagination qui fait sortir les semences de la sagesse… ». Cette nuit a décidé de la découverte des « fondements d’une science admirable », a fait de Descartes le père de la philosophie moderne.

Il est singulier de penser que ces deux penseurs de la même époque mais aux parcours si différents aient connu la même extase. Une chose leur est commune : on ne peut pas soupçonner ces deux géants de la philosophie du XVIIe siècle de fêlure du cigare. Point de folie chez Pascal et Descartes !

De même, les milliers de personnes qui ont vécu une expérience mystique occasionnelle finissent rarement dans une cellule capitonnée avec un petit entonnoir sur la tête. Par contre, les chercheurs modernes attribuent aux grands mystiques, c’est-à-dire ceux qui vivent dans un état mystique permanent, une foule de maux psychologiques, schizophrénie (Jeanne d’Arc), érotomanie (Thérèse d’Avila), anorexie (Catherine de Sienne), troubles obsessionnels compulsifs (Ignace de Loyola)…

L’idée que le mysticisme est une maladie mentale, ou proche de la maladie mentale, n’est pas neuve. Au Moyen-Âge, les grands mystiques étaient appelés, et s’appelaient eux-mêmes, les « fols-en-Christ ».

Les bons chrétiens diront que ce n’est pas très gentil de ma part de vouloir faire passer tous ces grands noms du christianisme pour de vulgaires frappadingues. Je leur répondrai que, tout d’abord que je ne suis pas gentil, et qu’ensuite je ne considère pas les grands mystiques comme de vulgaires frappadingues, mais comme de géniaux frappadingues. On peut être complètement à l’Ouest, azimuté, fada, timbré, cintré, barjo et être un pur génie (Antonin Artaud, Nietzche et John Nash en sont les preuves).

Les bons chrétiens pourraient aussi arguer que lorsque Dieu rentre en contact avec nous, simples mortels, il le fait un peu selon son bon vouloir (sinon, ou serait l’intérêt d’être Dieu ?), et que ces excentricités et ces dérèglements sont des façons poétiques et spectaculaires que Dieu a de nous faire coucou.  Servons-nous un instant de ce que Dieu nous a mis entre les deux oreilles, et dégainons le principe de parcimonie (ce principe selon lequel l’explication la plus simple est toujours la meilleure). Deux explications possibles :

-  soit nous nous trouvons devant l’intervention d’un être transcendant, mystérieux, immatériel (et à l’humour particulier) qui délivrerait un message, souvent assez confus, par le truchement de personnes intelligentes qu’il ferait agir de façon baroque, insensée et totalement confuse ;

-  soit ces dites personnes intelligentes sont victimes d’un fantastique et singulier pétage de fusible.

Le bon vieux rasoir d’Occam tranche dans le vif le cas des grands mystiques ! Vainqueur haut la main, le pétage de plomb, y’a même pas photo à l’arrivée !

 Le mysticisme serait donc uniquement l’expression d’un état mental. Les voix de Jeanne d’Arc, dans sa Sainte Cervelle ; les transes orgasmiques de Thérèse d’Avila, dans sa Divine Cafetière ; la cécité de Paul sur le chemin de Damas, dans son Apostolique Matière Grise ; les visions d’Antoine de Padoue, dans sa Bienheureuse Caboche …

Si notre cerveau est capable, par un fonctionnement anormal, de nous plonger dans le mysticisme pendant plusieurs années, voire toute une vie. Ce serait, pour lui un jeu d’enfant de nous y plonger, par un fonctionnement atypique, pendant quelques minutes ou quelques heures.

Notre cerveau est plus intelligent que nous. Il continue de fonctionner alors que nous dormons, que nous méditons, que nous baillons aux corneilles. Il continue à fonctionner même lorsque nous regardons de la téléréalité (même si, dans ce cas extrême, il peinera quand même un peu). Les illuminations ne sont d’ailleurs pas toutes de type mystique. Dans l’histoire de la science, de nombreuses découvertes se sont imposées à leurs auteurs alors qu’ils pensaient à leur repas du soir, au temps du lendemain, ou à leur feuille d’impôt.

 Tellement d’exemples archi-connus :

-  Archimède, qui glandait dans son bain en se demandant quand sa feignasse de servante allait lui porter de l’eau chaude et lui frictionner le dos, lorsque soudain, EURÊKA, il comprend pourquoi son corps flotte dans la baignoire ;

-  Newton, qui glandait au pied d’un pommier en se demandant comment il pourrait encore emmerder Leibnitz (pour la petite histoire, je tiens à dire que Newton était peut-être un génie mais moralement, c’était une petite crotte) et là, une pomme tombe de l’arbre, et PAF, il comprend la loi de la gravitation universelle, rien que ça !

-  tiens, un moins connu… Friedrich Kekulé, fondateur de la chimie organique, qui glandait en se tapant une bonne petite sieste au coin du feu, et qui découvre la formule développée du benzène en rêvant de serpents qui se mordaient la queue ;

encore moins connu… Henri Poincaré, mathématicien et précurseur d’Einstein, était même un habitué de ce type de révélation. Il raconte : « Les péripéties du voyage me firent vite oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l'idée me vint, sans que rien dans mes pensées mathématiques parût m'y avoir préparé, que les transformations dont j'avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non euclidienne » (Je n’ai aucune idée de ce que veut dire la fin de cette citation !). Une autre fois, il décrit les modalités d’une telle révélation : « Un jour, en me promenant sur une falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractéristiques de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate. ».

Brièveté, soudaineté et certitude… ça ne vous rappelle rien ??...

 Bien sûr, vous pourriez me rétorquer que les révélations scientifiques, comme les mystiques, sont le moyen qu’a Dieu de nous chuchoter les mystères de la création à l’oreille. Séduisant argument, j’en conviens…

Mais… prenons un être humain lambda, Moi par exemple, et mettons-le dans les mêmes dispositions que cette brochette de génie. Que se passerait-il ? L’invention du beurre à couper le fil, ou celle du peigne pour chauves… Et encore ! Si je suis au sommet de ma forme ! Car je vous garantis que vous pouvez me laissez une éternité dans une baignoire, jusqu’à ce que je devienne ridé comme un vieux pruneau et la seule chose que je découvrirai c’est que l’eau ça mouille.

Vous pouvez me forcer à attendre que les pommes tombent sous un arbre, et je découvrirai que prendre une pomme sur la tête, ça fait mal.

Vous pouvez me faire dormir un siècle, et je découvrirai que les rêves avec des serpents dedans, ça fait juste trop flipper !

Vous pouvez m’amener en balade jusqu’à user les semelles de mes chaussures, la seule chose que je découvrirai, c’est que j’aurai mal aux jambes.

 En bref, Dieu pourrait me hurler dans l’oreille tous les mystères de l’univers, je comprendrais que dalle. Alors certes, les voies du Seigneur sont impénétrables, mais force est de reconnaître qu’il semblerait que Dieu n’envoie de révélations scientifiques qu’à des cerveaux préalablement remplis de concepts et d’idées scientifiques.

Balzac disait : « le hasard ne visite jamais les sots ». Je crois qu’on peut également dire que l’illumination ne le fait pas non plus. Cédric Villani, grand mathématicien et titulaire de la médaille Fields (équivalent du prix Nobel pour les mathématiques), explique ce phénomène : « Quand on se trouve dans un bon état obsessionnel, à la fois très malheureux et très heureux […] l'illumination peut survenir au moment le plus fortuit, alors qu'on était occupé à autre chose, et les pensées s'enchaîner comme par miracle ».

Un état obsessionnel sur un problème donné fait que votre cerveau continue à travailler à ce problème, malgré vous, à votre insu et alors que vous pensez à tout autre chose, il vous livre la solution avec une netteté, une certitude et une fulgurance que vous n’osiez espérer.

Revenons à nos amis Descartes et Pascal. Dans quelles circonstances se sont produites leurs révélations ? Étaient-ils, eux aussi, dans cet état obsessionnel, ou tout du moins avaient-ils des préoccupations propices aux illuminations ?

 Descartes est né dans une famille de la petite noblesse aux pratiques religieuses normales pour cette époque. Après avoir fait ses études chez les Jésuites, il s’engage dans la carrière militaire. Au moment de sa révélation en 1619, il s’apprête à quitter l’armée, institution dans laquelle il n’a pas particulièrement brillé (on ne peut pas être doué pour tout !). Aujourd’hui, nous dirions qu’il est en pleine reconversion professionnelle. Ses goûts et ses aptitudes le poussent vers les sciences et la philosophie. Il raconte dans la première partie du Discours sur la méthode : « J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et parce qu'on me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avais un extrême désir de les apprendre. Mais, sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me semblait n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avais découvert de plus en plus mon ignorance ».

Pour résumer, voici un jeune homme qui cherche à faire une brillante carrière dans le monde des idées. Il a constaté depuis longtemps que la scolastique était inapte à expliquer le monde. Il cherche autre chose : « Et me résolvant de ne chercher plus d'autre science, que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j'en pusse tirer quelque profit ». Ce jeune homme veut devenir un savant d’une nouvelle espèce, un savant moderne, libéré des erreurs de la scolastique, un savant qui trouve en lui-même et dans l’observation, les règles qui lui permettront de connaître et de penser juste. On ne vient à bout d’une telle ambition qu’avec beaucoup d’obstination. De plus, lorsque l’on est bloqué par l’hiver dans une ville de garnison « ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent », que l’on passe tout son temps dans sa chambre à s’entretenir de ses pensées, il y a de fortes chances que cet entretien avec soi-même ne tourne à l’obsession.

 Blaise Pascal est né dans une famille très religieuse. Lorsqu’il voit son père débattre de religion, le petit Blaise rêve d’être un jour aussi le défenseur de la foi. En 1646, sous l’impulsion de Pascal, toute la famille se convertit au Jansénisme (mouvement religieux au fort rigorisme spirituel où l’on a pour habitude de rigoler uniquement lorsqu’on se brûle). À cette époque, Pascal commence à rejeter une science qui ne peut que l’éloigner de la foi. Cette première conversion dure deux ans. En 1648, il retourne vers les sciences et mène une vie mondaine intense, cependant ses préoccupations religieuses sont toujours présentes. En 1654, il renoue avec son cousin Blaise Chardon qui est religieux. Il entreprend une retraite spirituelle, lit les œuvres du grand mystique St Jean de la Croix, et découvre la contemplation.   La même année, alors qu’il roule en carrosse sur le pont de Neuilly, ses chevaux se jettent dans la Seine. Par chance, l’attelage casse, et le carrosse s’immobilise en équilibre au bord du gouffre. Il se voit déjà mort et s’évanouit. Par chance on le tire du carrosse, toujours inconscient. Cette pamoison durera 15 jours (ça c’est du malaise de compétition !). À la sortie de ce coma (un malaise de 15 jours, ça s’appelle un coma !), il a son épisode mystique. Pour résumé, voici un jeune homme, éduqué dans une religiosité très présente, renforcée par l’adhésion au jansénisme et l’influence des mystiques, qui est tiraillé entre la vie mondaine et une vie consacrée à Dieu. Il est dans cet état d’esprit au moment où il est victime de cet accident de carrosse durant lequel il pense qu’il est en route pour présenter son bilan au grand chef comptable céleste. Il semble que les circonstances et les préoccupations de Pascal étaient propices à une petite expérience mystique.

 Les préoccupations de nos deux philosophes ont induit la couleur de leurs illuminations. Descartes était focalisé sur la recherche d’une nouvelle façon de penser le réel, sa transe lui à donner la solution à cette préoccupation. Pascal était obnubilé par son salut, sa transe lui à donner la solution à cette préoccupation.

 Pour finir (j’en entends certains qui soupirent « Pas trop tôt ! »), je vais vous raconter un petit tour amusant que nous joue parfois notre cerveau et qui montre qu’il construit une « vérité » totalement subjective à partir des données qu’il a à sa disposition. Lorsque nous rêvons (sommeil paradoxal), nous sommes paralysés. C’est plutôt pratique, parce que sinon nous ferions dans notre lit ce que nous faisons dans notre rêve. Imaginez comme ce serait amusant de dormir à côté de quelqu’un qui rêve qu’il court un marathon, se bat avec des monstres ou a des rapports amoureux avec Brad Pitt ou Angelina Jolie (selon les goûts – après réflexion, la dernière proposition pourrait être vraiment amusante). De temps en temps, nous pouvons nous réveiller ou nous endormir alors que notre cerveau est dans un état de sommeil paradoxal.

Nous sommes donc conscients, mais notre cerveau rêve et notre corps est paralysé !

Dans un moment pareil, la personne peut ressentir une peur panique, et percevoir une présence maléfique dans la pièce. Dans les cas les plus sévères, ces symptômes s’accompagnent d’hallucinations sonores (craquement, sonnerie…), d’hallucinations tactiles (contact physique, tremblements…), d’hallucinations visuelles (entités maléfiques, objets lumineux…) et de sensations kinesthésiques (sensation de flotter au dessus du lit, décorporation…). Ensuite, le cerveau fait son boulot : il cherche à faire entrer l’expérience dans le réel. Il crée une fiction, vécue comme réelle par le sujet, qui explique l’étrange expérience. Pour cela, il se sert de ce qu’il a sous la main, expériences personnelles, croyances, environnements culturels… C’est pourquoi la même expérience donne selon les pays et les époques des récits différents. Dans nos contrées, au Moyen-Âge, notre cerveau nous persuadait que nous avions eu la visite d’un incube ou d’un succube (selon les goûts) ; au Japon, il nous persuade qu’une vieille sorcière nous veut du mal ; en Chine, c’est un fantôme ; au Maroc, un Djinn ; au Mexique, c’est la mort qui est responsable… Aujourd’hui, dans les pays occidentaux, notamment aux Etats Unis, à cause de nos préoccupations et de notre culture populaire, les symptômes de la paralysie du sommeil sont vécus par des milliers de gens comme un enlèvement extra-terrestre. Le plus fantastique dans cette histoire, c’est que la sensation de réel vécue par les gens qui ont fait l’expérience de cet état est si forte qu’elle les pousse, par centaines, à témoigner de la présence d’extra-terrestres de façon publique dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Leur conviction et leur sincérité sont telles qu’elles gérèrent dans le public une croyance si répandue que des compagnies d’assurances propose aujourd’hui des polices qui couvrent le risque d’enlèvement extra-terrestre (je vous rassure, jusqu’à présent, personne n’a touché d’indemnités car les assureurs (ces escrocs !) demandent des preuves matérielles).

 Alors, quelle est le rapport entre une bande de crétins persuadés que des aliens les ont emmenés dans des vaisseaux spatiaux pour leur introduire une multitude de sondes dans tous les orifices imaginables (depuis le temps que les extra-terrestres nous enfilent des objets dans le rectum, on peut légitimement se demander s’ils ne sont pas un peu vicieux) et un crétin se dorant la pilule au soleil et qui se met à chialer parce qu’il aime l’humanité ? Le rapport, c’est les qualias, c’est-à-dire des phénomènes psychiques, donc subjectifs et constitutifs d’états mentaux qui forment notre expérience sensible. Les perceptions (goût, couleur, touché…), les émotions, les sentiments, les sensations (faim, peur…) sont des qualias. On peut connaître leur causes mais on ne peut les connaître intrinsèquement sans en faire soit même l’expérience. Ils peuvent être causés par une réalité physique mais stricto sensu ils ne peuvent prouver une réalité physique. Notre bon vieux Descartes nous dirait que les sensations ne sont pas une source fiable pour la connaissance même si elles font l’essentiel de notre réalité personnelle.

L’expérience mystique est un qualia comme un autre, un état généré par notre cerveau, et les sciences cognitives débusqueront un jour le coin de notre matière grise qui se joue de nous. Jusque-là, la conviction des personnes qui ont vécu cette expérience nous impressionnera et nous interrogera sur la présence du divin. Aussi n’oublions jamais que leur expérience est personnelle, sensorielle et intime, en un mot, subjective et ne saurait être la preuve d’une quelconque réalité.

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